Le community organizing, concrètement

Dans l’optique de développer des contre-pouvoirs populaires, le community organizing est une méthode d’action et d’organisation collective qui prend pour point de départ les dominations et les injustices vécues matériellement par les gens, afin de poursuivre trois objectifs.

Le premier objectif, qu’on peut qualifier de pragmatique et réformiste, consiste à considérer le monde « tel qu’il est » et à mener collectivement des luttes sous forme d’action directe afin d’obtenir des améliorations dans les conditions de vie des classes populaires (comme pourrait le faire un syndicat, mais sur des terrains allant du logement à l’éducation en passant par le travail).

Le deuxième objectif, qui est une véritable dynamique d’éducation populaire, va se réaliser par le fait que ces luttes menées et gagnées collectivement vont permettre de dépasser un sentiment de fatalité et une exclusion politique réelle. Elles vont par ailleurs être le cadre de développement d’une conscience de classe fondée sur une certaine lecture des antagonismes sociaux.

Le troisième objectif poursuit un projet révolutionnaire : le but est en effet de construire un rapport de force par l’organisation collective de celles et ceux dont le seul pouvoir est leur nombre.

 

Origines et actualités

Mis en place et théorisé à partir de la fin des années 1930 par Saul Alinsky (1909-1972), le community organizing vient d’outre-atlantique. On retrouve ses principes dans les luttes menées par les ouvriers agricoles californiens autour de César Chavez, et on peut voir des parallèles avec les analyses de Paulo Freire (pédagogue brésilien). En France, ces méthodes se développent depuis la fin des années 2000, selon différents modes.

D’un côté, des militantes et militants issu-e-s ou proches des quartiers populaires découvrent le community organizing lors d’un voyage aux États-Unis en 2010. Convaincu-e-s, ils et elles tentent de mettre en œuvre cette approche en France et finissent par créer le Studio Praxis, dont l’une des activités est de former et accompagner les collectifs de quartiers, tels que Stop le contrôle au faciès, Zonzon 93 et bien d’autres .

D’un autre côté, des militants, des travailleurs sociaux, désabusé-e-s par les limites de leurs pratiques précédentes, découvrent la pensée de Saül Alinsky et s’y intéressent. Ils et elles partent se former auprès de London Citizens, puis créent à Grenoble en 2010 l’association Echo.

En 2012, Echo devient une Alliance citoyenne, dont la gouvernance est assurée par ses membres et non plus par les militantes et militants. Ce premier essai inspire la création en 2013 à Rennes de l’association Si on s’alliait. Aujourd’hui, une organisation du même type va démarrer en région parisienne. À noter qu’il existe par ailleurs une organisation internationale, le ReAct (Réseau pour une action collective transnationale), qui vise à regrouper riverains et salarié-e-s contre les multinationales.

L’Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise, pour sa part, a récemment changé de modèle, abandonnant celui pratiqué par London Citizens, qui consistait à s’appuyer avant tout sur les communautés existantes (associations, écoles, cultes, etc.). Elle met désormais en œuvre le modèle pratiqué par Acorn, une organisation très puissante en Amérique du Nord (jusqu’à 175 000 membres aux États-Unis en 2010, 70 000 membres actuellement au Canada), dont la méthode consiste à aller rencontrer individuellement les personnes, ce qui permet de toucher les plus éloignées de la vie publique et des cadres collectifs.

Tous ces projets peuvent être comparés à un syndicalisme d’action directe tout-terrain, dont le socle ne serait pas l’entreprise mais le quartier. Ils sont lancés par des personnes qui cherchent à être dans l’action et à lutter concrètement dans une optique matérialiste et pragmatique, convaincu-e-s que l’action directe est un moyen d’éducation populaire puissant, et que la dénonciation des dominations ne peut être réellement efficace qu’en luttant concrètement contre les actes qu’elles engendrent.

Ces expériences produisent déjà des résultats, mais sont encore au stade de l’expérimentation. Les termes varient (traduit-on « organisation des citoyens », « organisation communautaire », ou encore autre chose ?), les façons de faire également (adhésions individuelles ? adhésions collectives ? les deux ? aucune ?) : la manière d’importer en France cette méthode anglo-saxonne nécessite d’expérimenter, afin d’allier au mieux efficacité et démocratie, radicalité et pragmatisme. À suivre donc…

 

Concrètement…

À l’Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise, la base du travail consiste à faire du porte-à-porte. Quand le conseil de l’Alliance, composé exclusivement de membres, décide d’aller à la rencontre des habitants et habitantes d’un nouveau quartier, il missionne pour cela un organisateur ou une organisatrice (c’est ainsi que sont désignées les personnes qui travaillent pour l’Alliance citoyenne). Il ou elle va alors se lancer dans une période intensive de porte-à-porte. Pendant quatre heures chaque jour, il va frapper à l’ensemble des portes du quartier.

La clef lors de ces rencontres individuelles est de partir des préoccupations des personnes que l’on rencontre, de leurs problèmes concrets et quotidiens. La porte d’entrée est radicalement matérialiste, et à ce stade on considère que toutes les colères sont légitimes. Si une personne est en colère, c’est qu’il y a un sentiment d’injustice, et il n’y a donc pas de jugement à porter sur cette colère.

C’est cette légitimation qui rend la mobilisation possible : elle est en effet aux antipodes des approches auxquelles les personnes sont habituées : d’un côté, la sphère du travail social tend à renvoyer la responsabilité de ses difficultés à la personne (gérez-vous bien votre budget ? vous occupez-vous bien de votre enfant ? etc.), et de l’autre, les groupes politiques sont plus forts en savants discours inappropriables et électoralistes qu’à combattre et obtenir des victoires sur des petites injustices concrètes.

 

Auto-éducation populaire par l’action et le collectif

Cette première rencontre est déjà en elle-même un moment de conscientisation politique. En effet, lors d’un porte-à-porte réussi, l’organisateur ou l’organisatrice va accompagner la personne en la questionnant, de manière à ce qu’elle fouille le problème dont elle parle (« Et ailleurs c’est comment ? et avant c’était comment ? »), qu’elle recherche et identifie la solution qu’elle aimerait voir mise en œuvre, qu’elle identifie la cause structurelle du problème.

C’est ce qu’on appelle la « verticalisation », par opposition aux colères dites horizontales qui visent les voisins, lesquels n’ont pas plus de pouvoir que nous. Tout cela afin qu’elle prenne conscience du poids de l’injustice sociale dans le fait que ce problème ne soit pas résolu, qu’elle imagine le nombre de personnes qui vivent la même injustice et la force que ce nombre procurerait de se regrouper, et enfin qu’elle imagine comment on pourrait agir collectivement pour que cela change.

Lorsque l’Alliance citoyenne se lance dans un nouveau quartier, l’objectif est d’obtenir rapidement l’engagement d’un maximum de personnes. En devenant membres, ces personnes vont travailler avec l’organisateur ou l’organisatrice à faire connaître auprès de leurs voisins et voisines la dynamique d’organisation en cours. L’organisateur va ainsi chercher à les « mettre en mouvement » au plus vite, afin qu’ils portent au maximum eux-mêmes la structuration de leur quartier. « Peut-on aller voir ensemble les voisins que vous connaissez ? Est-ce que vous auriez le temps d’aller voir de votre côté les autres locataires de votre montée pour leur parler ? »

Petit à petit, un groupe se constitue. Au bout de 4 à 5 semaines, les membres vont se retrouver pour des réunions collectives. Dès les premières réunions, l’organisateur va proposer des modes de fonctionnement (animation, prise de décision) qui vont permettre d’acquérir ensemble des habitudes démocratiques. Ces pratiques deviendront alors la culture du groupe, seront appropriées par les membres, lesquels ne seront plus jamais naïfs devant les fausses démarches de consultations institutionnelles.

On retrouvera ces pratiques lors des assemblées de quartier, qui réunissent 50 à 100 membres. C’est lors de ces assemblées que les membres décident des actions à mener prioritairement.

 

Des fenêtres pour tous et toutes !

Lors de l’assemblée d’un quartier, les membres ont décidé de s’atteler au problème des fenêtres vétustes et mal isolées dans certains logements. Ce problème ne concerne pas tous les membres, mais tous se sont mis d’accord pour le traiter ensemble en priorité. On traitera les autres ensuite. Une lettre a déjà été envoyée au bailleur pour demander le remplacement des fenêtres incriminées, mais aucune réponse n’a été obtenue. L’assemblée décide donc de faire une action de pression la semaine suivante.

Un groupe de cinq membres est mandaté par l’assemblée pour préparer l’action. Le jour J, couvertures sur les épaules, de nombreux locataires vont ensemble à l’agence locale du bailleur : « On a froid dans nos appartements, alors aujourd’hui on vient se réchauffer dans votre bureau », expliquent-ils, en réclamant que leurs fenêtres soient isolées. La presse locale est là pour immortaliser la scène. Un responsable arrive , précise qu’il n’apprécie pas la méthode, mais écoute les revendications et promet un rendez-vous avant la fin de semaine.

Un groupe de porte-parole prépare la négociation en faisant des jeux de rôles avec l’organisateur. L’Alliance citoyenne obtiendra finalement l’engagement du bailleur à remplacer en urgence les 75 fenêtres les plus vétustes. Ce type d’actions vise évidemment à obtenir des victoires, mais, par ces victoires, elles visent à développer chez les membres la confiance dans leur capacité à intervenir collectivement et à faire entendre leurs intérêts sociaux sur la place publique.

 

Alors que d’un côté notre société diabolise le conflit, accusant les fauteurs de trouble de préparer la guerre civile, et que d’un autre côté on ne compte plus celles et ceux que le fatalisme mène à la soumission ou à la désaffection, le community organizing croit en la vertu intégratrice du conflit social. Paradoxalement, c’est en assumant de s’opposer aux institutions que l’on peut reprendre sa place dans la société.

Or se sentir appartenir à une société est un préalable indispensable pour souhaiter vouloir la faire changer.

En commençant par faire du porte-à-porte et prendre en considération les colères des « premiers concernés », le community organizing vise à mobiliser remporter des victoires faisant reculer quelques unes des multiples petites injustices sociales que ces derniers subissent. Par leur expérience au sein de l’Alliance citoyenne et leur participation à des actions très concrètes, les personnes prennent conscience des conditionnements sociaux et des inégalités structurelles qu’ils subissent, et vivent une alternative par la pratique de processus radicalement démocratiques. Les victoires obtenues permettent petit à petit de structurer une organisation de masse et un rapport de force de plus en plus favorable.

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